Lorsque la guerre d’Abkhazie s’achève en 1993, cette région sécessionniste de Géorgie est désormais contrôlée par les séparatistes pro-russes et 250.000 Géorgiens sont contraints de fuir dans l’urgence à travers les cols enneigés du Caucase.
Dix mille d’entre eux posent leurs maigres bagages dans les sanatoriums de Tskhaltubo, une station thermale auparavant prisée de l’élite soviétique mais abandonnée depuis la chute de l’ex-URSS. Ils espèrent alors tous revenir rapidement dans leur foyer.
La camaraderie et l’entraide ont d’abord adouci les conditions de vie difficiles dans les palaces surpeuplés, mais trente ans ont passé et des générations entières se sont succédé dans les bâtiments éventrés. Si la plupart des réfugiés a progressivement quitté les lieux, quelques dizaines d’entre eux habitent toujours ces palais délabrés avec le souvenir de leurs jours heureux pour seule compagnie.
Devenus malgré eux un symbole des exilés qui peuplent ce pays morcelé par les conflits, leur histoire personnelle fait écho à la résilience du peuple Géorgien. Cependant, perdus dans les limbes de l’Histoire et sans perspective de retour ou d’avenir, les derniers hôtes des sanatoriums de Tskhaltubo restent déracinés dans leur exil sans fin.
Egnate, ancien combattant de la guerre d'Abkhazie, se recueille près de son autel. Après 13 mois de combats, il a rejoint la Géorgie et a trouvé la paix dans la contemplation à Tskhaltubo. “La guerre ne sert à rien car elle ne bénéficie à personne”, confie-t-il.
On dénombre une vingtaine de sanatoriums à Tskhaltubo. Si le premier date de 1936, le dernier a été achevé en 1987, peu avant l’éclatement de l’URSS. Ils étaient destinés en priorité à l’élite soviétique qui venait profiter de la qualité des eaux riches en radon, un élément légèrement radioactif.
Plusieurs centaines de familles étaient entassées dans chacun des hôtels. Progressivement désaffectés, ils recèlent encore des objets et souvenirs abandonnés par leurs occupants précédents.
Pour les quelques réfugiés encore présents, le temps s’écoule lentement dans les halls silencieux.
La Géorgie compte 290.000 réfugiés internes (IDP, pour Internally Displaced Person), représentant environ 7% de la population. 60.000 d’entre eux résident dans des logements collectifs désaffectés tels que les sanatoriums de Tskhaltubo.
Les traumatismes de la guerre sont encore vivaces après trois décennies et se retrouvent jusque dans les dessins d’enfants ornant les murs.
Irakli est arrivé à Tskhaltubo à l'âge de sept ans et n'a connu depuis que le sanatorium Metalurgist pour seule maison.
Posséder une voiture est un luxe rare pour les IDPs.
Des fiches d'inscription, archives du temps où les sanatoriums accueillaient encore des visiteurs
Levan, dit Leo, se remémore le temps où il est arrivé de Soukhoumi, la capitale d'Abkhazie, laissant derrière lui sa maison, ses possessions et une carrière florissante.
Bien qu'un appartement moderne leur ait été fourni par le gouvernement, certains réfugiés préfèrent continuer à habiter dans les sanatoriums. Venera ne peut encore s'installer dans le sien, faute de moyens pour l’aménager et redoutant les sept étages qu’elle peinerait à monter.
Profitant d'un entretien inexistant, l'eau s'infiltre partout et provoque des dégâts considérables.
Ayant vécu toute leur vie dans les bâtiments éventrés, les plus jeunes générations sont bien plus assimilées que les précédentes. L’école gratuite et obligatoire les a aidées à s’intégrer dans la population locale.
Avelina, 78 ans, est arrivée à Tskhaltubo en octobre 1993 après la prise de Soukhoumi, la capitale d’Abkhazie, par les forces séparatistes. Pour échapper aux massacres, elle a traversé à pied, avec ses trois enfants, les cols enneigés du Caucase.
Afin de recevoir un appartement des autorités, des Géorgiens des environs ont parfois fraudé en se faisant passer pour des réfugiés. Ils ont ainsi réduit les chances des véritables exilés d’en obtenir un.
Les réfugiés ont eu recours à des moyens étonnants afin de profiter des ressources qu’offraient les sanatoriums. Au cours des hivers rigoureux, les parquets étaient couramment démontés pour faire du feu et se réchauffer, comme dans ce théâtre du sanatorium Metalurgist.
La religion occupe également une grande place dans la vie des réfugiés. La plupart d’entre eux ont érigé un autel dans leur logement, comme Avelina, qui récite ici une de ses prières quotidiennes.
Affaiblie par les conditions de vie difficiles, Venera, 75 ans, se repose. La vétusté favorise l’apparition de maladies, et la pension de 400 Laris mensuels (soit quatre fois moins que le salaire moyen) accordée aux réfugiés ne leur permet pas de dépasser le seuil de pauvreté, ni un accès aux soins décent.
Irakli exhibe fièrement ses poulets.
Les habitants cultivent leurs potagers, élèvent des volailles et parfois même des bovins dans l'enceinte des sanatoriums.
“C’est la faculté à échanger et aider son prochain qui nous a sauvés lorsque nous sommes arrivés en 1993 dans les sanatoriums surpeuplés. C’est cette solidarité qui me manque le plus”, se souvient Avelina lors d’un repas partagé avec ses voisins encore présents.
Irakli débite le bois nécéssaire au chauffage et à la cuisine. Les tâches quotidiennes sont bien souvent les seules distractions.
Comme les autres ressources disponibles, les cables électriques ont été sectionnés et revendus, laissant les murs éventrés.
Murtaz, dans la chambre du logement qu'il partage toujours avec sa mère Avelina.
Une salle de spectacle dévastée est devenue le terrain de jeu de Nia et de ses frères.
Logée dans un nouvel appartement depuis 2015, Mzia contemple avec émotion le portrait de son fils, mort au combat en Abkhazie en 1993. 400 millions de dollars ont été dépensés par le gouvernement Géorgien afin de reloger les réfugiés, mais 800 millions de plus seraient encore nécessaires pour mener cette tâche à bien.
Des cahiers d’écolière, vieux d’une vingtaine d’années, traînent sur le sol d’un sanatorium.
Les familles toujours installées dans les sanatoriums par manque de moyens, comme celle d’Irina, Giorgi et Nia, peinent à offrir un avenir meilleur à leurs enfants.